TOBIN JAMES (1918- 2002)
Né en 1918 à Champaign (Illinois, États-Unis), James Tobin
explique sa passion pour léconomie par le souvenir de la grande
dépression qui la profondément marqué durant son
enfance. Doù sa volonté de mettre la réflexion théorique
au service de la politique économique afin de lutter contre la pauvreté
par la croissance et le plein-emploi. Étudiant à luniversité
Harvard de 1935 à 1939, il y découvre luvre de John
Maynard Keynes. Il rejoint luniversité de Yale, en 1950, où
il fait toute sa carrière. En 1981, il est consacré par le prix
Nobel de sciences économiques pour « son analyse des marchés
financiers et ses relations avec les choix de dépenses, lemploi,
la production et les prix ».Tobin revendique son appartenance au
courant dit du « keynésianisme de la synthèse »
qui cherche à fondre lanalyse keynésienne du chômage
involontaire sur la courte période et lanalyse néoclassique
de la croissance sur la longue période, principalement représentée
par Paul Samuelson et Robert Solow.
1. Luvre théorique
Au sein de ce courant, son originalité est davoir souligné
limportance de la monnaie et de la finance en proposant plusieurs modèles
théoriques intégrant la sphère réelle et la sphère
monétaire et financière de léconomie, ce que navaient
pas fait les modèles keynésiens de son époque.
Un premier apport de Tobin consiste à reformuler la théorie keynésienne
de la préférence pour la liquidité (Liquidity Preference
as Behavior toward Risk, 1958).Keynes avait innové en 1936 en montrant
quun agent économique pouvait détenir de la monnaie pour
« un motif de spéculation », en fonction de lincertitude,
plus ou moins forte, concernant le taux dintérêt et le prix
des titres. Mais une limite tenait à ce que lagent détenait
son patrimoine soit sous forme de monnaie, soit sous forme de titres.En appliquant
la théorie des portefeuilles financiers à la demande de monnaie,
Tobin va rompre avec cette logique du tout ou rien, en montrant lexistence
de portefeuilles diversifiés dans lesquels la monnaie constitue un actif
dont le risque est nul et qui éventuellement rapporte un intérêt.
Il développe ensuite une théorie du portefeuille optimal (The
Theory of Portfolio Selection, 1965), où il établit ce qui deviendra
le « théorème de la séparation »
de Tobin : linvestisseur choisit de détenir une part plus
ou moins importante de son portefeuille en monnaie en fonction de son aversion
pour le risque, sans que la composition de son portefeuille en actifs plus ou
moins risqués en soit affectée.Cet enrichissement de la théorie
keynésienne est obtenu au prix de leffacement du concept originel
de Keynes concernant lincertitude, réduit par mathématisation
au rang de risque, de calcul de probabilité, tandis que le motif de spéculation
se transforme en motif de précaution, ce qui révèle toute
lambiguïté des progrès accomplis par le keynésianisme
de la synthèse.
Le deuxième apport de Tobin concerne lextension de cette théorie
du portefeuille à la théorie de linvestissement productif,
en prenant en compte les actifs productifs. Tobin innove en définissant
un ratio qui deviendra célèbre sous le nom de « q de
Tobin » (A General Equilibrium Approach to Monetary Theory, 1969,
Asset Markets and the Cost of Capital, 1977) et qui réalise lintégration
entre les secteurs financier et productif de léconomie. Ce ratio
rapporte, au numérateur, lévaluation dune entreprise
par la bourse au coût de remplacement du capital, au dénominateur.
Un q O 1 signifie que les biens déquipement neufs coûtent
moins cher que les biens déquipement existants, et lon procédera
à un investissement productif, et réciproquement. Le q de Tobin
donnera lieu à de nombreux développements théoriques et
empiriques.
Ces travaux monétaires lui permettront denrichir la théorie
néoclassique de la croissance de longue période formulée
par Robert Solow (Money and Economic Growth, 1965). Lintroduction de la
monnaie ne modifie pas le rythme de la croissance mais abaisse lintensité
capitalistique et le produit par tête. Sur la courte période, le
choix de portefeuille et la distinction entre flux et stocks conduisent à
une réinterprétation du modèle I.S./L.M. déquilibre
général des marchés élaboré par John Hicks
(choix de portefeuille et accumulation dactifs, 1978).
2. La politique économique
Ces travaux théoriques ont valu à Tobin de participer à
léquipe des conseillers économiques du président
Kennedy (1961-1962). Léquipe reçoit pour mission délever
le P.I.B. courant à son niveau potentiel et de stabiliser le cycle économique
et ses conséquences néfastes sur lemploi. Il contribuera
à lEconomic Report to the President de 1962, qui deviendra un manifeste
keynésien en matière de politique économique.
Tobin sest ensuite attaché à défendre avec subtilité
le keynésianisme de la synthèse et invite à la résistance
intellectuelle contre le monétarisme de Milton Friedman puis contre les
« nouveaux classiques » sappuyant sur lhypothèse
danticipations rationnelles (Politiques, anticipations et stabilisation,
1978).
Luvre de Tobin sest aussi approfondie en direction de la théorie
monétaire et financière internationale. Il est lun des premiers
à comprendre que la disparition du système monétaire international
dit de « Bretton Woods » en 1973 et le processus de mondialisation
financière qui la suivie remettent en cause la capacité
des États à mener des politiques nationales orientées vers
le plein-emploi.Doù sa proposition de taxation des transactions
de change (A Proposal for International Monetary Reform, 1978), dite « taxe
Tobin », visant à décourager la spéculation
afin de redonner de lautonomie aux politiques nationales. Elle sest
heurtée à lhostilité des milieux financiers mais
a rencontré un large écho auprès du grand public, notamment
en France. À sa grande surprise, Tobin est devenu le Prix Nobel le plus
populaire pour avoir proposé un impôt international.
Liquidity Preference as Behavior Towards Risk, James Tobin, 1958.
James Tobin (1918-2002) est aujourdhui dabord connu comme un macro-économiste
de premier plan et comme le père de la fameuse taxe, qui porte son nom,
visant à pénaliser la spéculation financière. Mais
son prix Nobel, obtenu en 1981, récompense avant tout ses travaux en
économie financière, et notamment un article intitulé « Liquidity
Preference as Behavior Towards Risk » (La Préférence
pour la liquidité comme comportement vis-à-vis du risque), paru
en février 1958 dans la Review of Economic Studies (no 67). En plus
doffrir des base solides aux principes keynésiens, larticle
pose les jalons de la « théorie du choix de portefeuille ».
1. Du « tout ou rien » à la diversification
financière
Lambition première de larticle de Tobin est de proposer des
fondements théoriques robustes au principe de « préférence
pour la liquidité », proposée par John Maynard Keynes.
Bien quil soit un keynésien convaincu, Tobin admet que ce principe
qui veut que les individus ne se séparent de leurs liquidités
que dans lespoir dobtenir un revenu supplémentaire
repose sur deux hypothèses restrictives.
Keynes suppose, en effet, dans la Théorie générale, que
les prévisions des agents concernant les taux dintérêts
futurs changent peu. Il suppose, en outre, que les agents détiennent
en portefeuille soit des liquidités, lorsquils anticipent une augmentation
des taux dintérêts (et donc des moins-values en capital),
soit des actifs risqués, lorsquils sattendent à une
baisse des taux (et donc à des plus-values en capital), mais jamais les
deux à la fois : un simple choix du tout ou rien. Or ces suppositions
ne reposent sur aucun fondement micro-économique. Doit-on pour autant
rejeter la théorie keynésienne ? Pour Tobin, en aucun cas ;
le principe de préférence pour la liquidité peut, en effet,
sappuyer sur un ensemble dhypothèses réalistes décrivant
le comportement dun investisseur rationnel qui détient des liquidités
et/ou des actifs risqués.
Supposons quun agent décide dinvestir une part de sa richesse
(A2) en obligations, qui versent un taux dintérêt r, et conserve
le reste (A1 = 1 A2) sous forme de monnaie dont le rendement est nul.
Chaque dollar investi en obligations rapporte, à chaque période,
non seulement le taux r, mais également, selon que le taux en fin de
période (re) sera inférieur ou supérieur, une plus-value
ou une moins-value en capital (g = r/re 1). Si le gain net est positif
(R = r + g O 0), ou, autrement dit, si le taux dintérêt r
est supérieur à un taux critique rc = re/(1 + re), alors linvestisseur
détient toute sa richesse sous forme dobligations ; dans le
cas contraire, il conserve toute sa richesse sous forme de monnaie : il
sagit là du cas décrit dans la Théorie générale.
Supposons maintenant que les taux dintérêt aient autant de
chance daugmenter que de baisser (g est alors normalement distribué,
despérance nulle et décart type s). Lespérance
de gain net (mR = rA2), tout comme le risque (mesuré par lécart
type s R = sA2) deviennent fonction de la part investie en actifs risqués.
Plus lagent détient de titres, plus son gain est potentiellement
élevé, mais plus son risque lest également ;
à linverse, plus lagent conserve de liquidités, plus
son rendement est faible, mais plus il est sûr. Cette relation inverse
entre le risque et la rentabilité (mR = sr/sR) ne fait au fond que traduire
le vieil adage qui veut quon ne fasse pas domelette sans casser
des ufs.
En vertu du principe de diversification (il sagit cette fois de ne pas
mettre tous ses ufs dans le même panier), et contrairement au cas
envisagé dans la Théorie générale, les investisseurs
vont alors très certainement chercher à détenir à
la fois des liquidités et des actifs risqués. On retrouve lidée
keynésienne selon laquelle la détention de monnaie pour motif
de spéculation est fonction décroissante du taux dintérêt,
mais de façon plus nuancée : une augmentation du taux dintérêt
incite effectivement les agents à prendre davantage de risque et donc
à investir davantage en actifs risqués (effet substitution), à
moins que lenrichissement associé à cette hausse des taux
ne les incite à réduire la part dactifs risqués quils
détiennent (effet revenu).
2. Le théorème de séparation
Outre son apport à la théorie keynésienne, cet article
constitue une généralisation et une simplification importante
de la théorie du choix de portefeuille de Harry Markowitz (colauréat
du prix Nobel déconomie 1990). Dans un article de seulement 14 pages,
intitulé simplement « Portfolio selection » (Choix
de portefeuille) et publié en 1952 dans le Journal of Finance, Markowitz
jette les bases dune théorie normative des choix en matière
de placements, fondée sur le principe de diversification. Il montre notamment
quen investissant dans un grand nombre de titres « discordants »,
il est possible déliminer le risque spécifique à
chacun dentre eux (ne reste que le risque de marché lié
aux facteurs économiques exogènes qui affectent tous les titres
de la même manière risque systématique), sans
nécessairement sacrifier au rendement attendu. Les investisseurs ont,
en outre, toujours intérêt à choisir lune des combinaisons
dactifs, située sur ce que Markowitz appelle la « frontière
efficiente » qui, pour un niveau de risque donné, maximise
la rentabilité espérée, ou, à linverse, pour
qui veut atteindre un rendement donné, minimise le risque. Ce portefeuille
optimal, a priori différent pour chacun, est cependant difficile à
déterminer en pratique (en théorie, il faut recourir au concept
de fonction dutilité de John Von Neumann et Oskar Morgenstern).
En faisant de la monnaie un actif à part entière, Tobin va considérablement
simplifier ce problème. Lidée (révolutionnaire) est
quil nest pas nécessaire de construire des portefeuilles
dactifs risqués sur mesure. Il suffit didentifier le portefeuille
« super-efficient », celui pour lequel le rapport rentabilité/risque
est maximum, et de loffrir à tous les investisseurs, quelle que
soit leur aversion vis-à-vis du risque. En effet, si ce portefeuille
est trop risqué, il est toujours possible de conserver un peu plus de
liquidités ; au contraire, si son rendement espéré
est trop faible, il suffit de détenir toute sa richesse sous forme dactifs
risqués, voire demprunter pour investir davantage.
Ce résultat fondamental est aujourdhui connu sous le nom de « théorème
de séparation » et sénonce de la manière
suivante : la sélection des actifs risqués est indépendante
de larbitrage entre ces derniers et la monnaie. En pratique, les décisions
dinvestissement peuvent ainsi se prendre en deux étapes. Linvestisseur
détermine dabord combien placer en actifs risqués et combien
conserver sous forme de liquidités ; cette décision est essentiellement
fonction du risque quil souhaite supporter. Seulement ensuite linvestisseur
choisit les titres risqués qui composeront son portefeuille ; et
contrairement au précédent, ce choix est commun à tous.
Notons que si le théorème de séparation réduit le
choix du portefeuille dactifs risqués à une seule combinaison
sur la frontière efficiente, il ne facilite, hélas !, en
rien les calculs nécessaires à son identification. La solution
à ce problème fut apportée en 1964 par William Sharpe (colauréat
du prix Nobel déconomie 1990) qui montra que le portefeuille super-efficient
nest autre que le marché boursier lui-même, et que, par conséquent,
nul autre ne peut offrir une rentabilité espérée supérieure,
sans impliquer davantage de risque. La formalisation de ces principes a grandement
contribué à lessor de la gestion collective, dès
la fin des années 1970 dans les pays anglo-saxons, un peu plus tard en
Europe.
Sources Universalis 8, copyright